Opération TransferS – « Transferts de sens intra-langue » (TRANSIL)

« Polysémie et synonymie dans l’expression linguistique des phases de l’existence des phénomènes abstraits »

Porteur principal du projet

Catherine FUCHS (LATTICE, ENS)

Membres du projet

  • Catherine FUCHS (LATTICE, ENS)
  • Pauline HAAS (LATTICE, ENS & Université Paris 13, USPC)
  • Pierre LE GOFFIC (LATTICE, ENS)
  • Laure SARDA (LATTICE, ENS)
  • Richard HUYGHE (Université de Fribourg)
  • Sylvie GARNIER (Centre de Paris de l’université de Chicago)
  • Daniel PETIT (Aoroc, ENS)

Présentation du projet

Deux types de transferts langagiers

La problématique « penser en langues » est le plus souvent abordée dans la perspective du transfert (de formes et de sens) entre langues : la traduction en est alors la pierre de touche. On pense plus rarement aux transferts qui se produisent à l’intérieur même d’une langue : à savoir, d’un côté la paraphrase et la synonymie (modulations de sens entre plusieurs formes équivalentes) et, de l’autre, la polysémie (déplacement / changement de sens pour une même forme). Transfert intra-langue et transfert inter-langues ont de nombreux points communs et leur parenté a été maintes fois soulignée : tantôt la paraphrase est vue (en raison de l’unicité du code) comme un cas particulier de la traduction, tantôt c’est la traduction qui est considérée (du fait de la pluralité des codes) comme un cas particulier de la paraphrase.
Le présent projet est consacré aux transferts de sens intra-langue – plus précisément aux faits de polysémie et de synonymie dans l’expression des phases d’existence des phénomènes abstraits en français.

Le choix du domaine

Le choix du domaine particulier des phases de l’existence des phénomènes a été dicté par deux ordres de considérations : d’une part, le fait que l’on dispose à l’heure actuelle d’un ensemble cohérent de descriptions fines sur lesquelles l’étude peut s’appuyer, en matière de typologie des noms désignant des phénomènes (d’où la collaboration avec P. Haas et avec R. Huyghe (de l’université de Fribourg), spécialistes des typologies nominales ) ; d’autre part, l’objectif de rédiger (en collaboration avec S. Garnier, de l’université de Chicago, spécialiste de l’enseignement du français sur objectifs universitaires ) un manuel pour des étudiants étrangers de niveau avancé (confrontés à l’écrit académique) les aidant à développer leurs moyens d’expression dans le domaine des phénomènes abstraits – maîtrise qui suppose une connaissance fine des nuances de sens entre les nombreux verbes du français renvoyant aux diverses phases d’existence de ces phénomènes.

Les données de l’étude

L’étude sur le français exploitera les données suivantes :

  • Une liste de verbes permettant d’exprimer l’existence dans ses différentes phases ; cette liste, déjà finalisée, contient une centaine de verbes renvoyant à chacune des trois grandes phases : début (émerger, se faire jour, se dessiner,…), continuation (se poursuivre, se prolonger, se conserver, se maintenir,…) et fin (se terminer, prendre fin, disparaître,…)
  • Un corpus d’extraits textuels issus d’écrits académiques (notamment d’articles scientifiques du corpus Chambers et de l’Encyclopaedia Universalis), comportant ces verbes employés en contexte ; ce corpus, qui compte actuellement environ 4.000 séquences, sera complété dans la première étape de l’étude par l’extraction de 2.000 autres séquences (correspondant principalement aux verbes exprimant la fin de l’existence) ; soit au total environ 6.000 séquences.
  • Une typologie opératoire des noms renvoyant à des phénomènes (objets, évènements, propriétés), qui sera affinée pour les besoins de l’étude à partir des diverses typologies (ontologiques ou relationnelles) proposées dans les travaux linguistiques récents (Huyghe (dir.) 2015) ; une attention particulière sera portée aux tests linguistiques permettant de catégoriser ces noms, qui peuvent être des noms simples (accident, orage) ou bien des noms dérivés de verbes (commémoration, fermeture) ou d’adjectifs (banalité, tristesse).

Etude de la polysémie des noms et de la synonymie entre verbes

L’étude s’inscrira dans le cadre théorique de la construction dynamique du sens en contexte, selon lequel chaque élément apporte un potentiel de sens qui se trouve filtré par les autres éléments du contexte (Victorri et Fuchs, 1996). Occupent ici une place centrale les transferts de sens constitutifs de la polysémie et la synonymie – dont la complémentarité a été mise en évidence de longue date (Fuchs et Le Goffic, 1983, 1985).

Le travail de description et de modélisation se déclinera comme suit :

  • Etude de la polysémie des noms de phénomènes . On recherchera d’abord dans le corpus quels sont les types de noms qui, en contexte, sont compatibles avec tel ou tel verbe de phase. Ex. : La vague de froid persiste (mais pas *subsiste) depuis hier. Ces (in)compatibilités permettent de caractériser les propriétés sémantiques des noms qui se trouvent filtrées par le verbe en question : ainsi persister appelle-t-il des noms renvoyant à des phénomènes vus comme négatifs ou obsolètes, dont on espère la disparition, alors que subsister appelle des noms renvoyant à des phénomènes vus comme ayant résisté à la destruction, du fait de certaines de leurs propriétés. Puis on s’attachera aux glissements de sens possibles de certains noms qui, selon le verbe avec lequel ils sont employés, peuvent changer de catégorie – les verbes filtrant alors certaines facettes de sens de ces noms polysémiques. Ex. : repas = action (Le repas a commencé à midi) ou objet (Le cuisinier prépare le repas).
  • Etude de la synonymie entre certains verbes de phases , à partir de leur compatibilité ou incompatibilité avec les types de noms de phénomènes. Pour ce faire, on comparera deux à deux les verbes considérés comme synonymes. Ex. : instaurer vs. instituer ; se conserver vs. se maintenir ; péricliter vs. dépérir. On dressera la carte des traits différentiels (« idées accessoires » dans la tradition classique) de ces deux verbes, par-delà leur sens de base commun (« idée essentielle ») – la synonymie n’étant jamais, en tout état de cause, que de la quasi-synonymie. On recherchera ensuite dans le corpus quels sont les noms avec lesquels, en contexte, les deux verbes sont possibles et ceux avec lesquels l’un seulement des deux verbes est compatible. Ex. : La langue basque s’est conservée (ou s’est maintenue) dans ce pays ; L’état de santé du patient se maintient (et pas *se conserve). On tentera d’expliquer ces (in)compatibilités en épinglant les traits différentiels entre les deux verbes qui se trouvent, selon les cas, filtrés ou neutralisés par les noms en contexte : se conserver c’est continuer à exister sans altération majeure de ses propriétés essentielles, alors que se maintenir c’est continuer à exister sans décliner, en gardant le même niveau ; c’est pourquoi la langue basque (qui est à la fois un objet et une pratique) est compatible avec les deux points de vue, alors que l’état de santé ne convoque que la perspective d’un équilibre stable.

Résultats attendus

Par-delà les avancées théoriques escomptées (en matière de description, de théorisation et de modélisation des opérations linguistico-cognitives à l’œuvre dans l’expression de l’existence des phénomènes), le projet vise une application pédagogique précise, à savoir la rédaction d’un manuel destiné aux étudiants de français langue seconde – du niveau de compétence B1 à C (étudiants inscrits dans des cours enseignés en français en France ou à l’étranger, ou bien étudiants en troisième cycle devant rédiger un mémoire en français), aux étudiants de français langue maternelle ayant besoin d’un soutien pour améliorer leurs compétences à l’écrit, aux enseignants de français langue étrangère et aux enseignants en charge des cours de remédiation à l’écrit (cours qui se développent de plus en plus dans les universités françaises), ainsi qu’aux traducteurs et enseignants de traduction.
Ce type d’ouvrage, fondé sur une expertise linguistique solide, fait cruellement défaut sur le marché actuel ; il répondrait à un besoin réel de la part des apprenants et des enseignants. En effet, la principale difficulté d’un étudiant étranger réside moins dans l’acquisition de la terminologie disciplinaire que dans la maitrise d’un lexique académique transdisciplinaire . Face à une question de lexique à résoudre, l’étudiant a principalement à sa disposition des dictionnaires classiques (version papier) et, en ligne, des dictionnaires électroniques, des bases de données lexicales, des concordanciers unilingues ou multilingues, des dictionnaires de traduction, des corpus numérisés (Frantext). Ces outils électroniques, en lui permettant de voir rapidement les verbes dans des contextes, lui sont parfois utiles pour résoudre un problème ponctuel (par exemple pour confirmer qu’un verbe est bien attesté avec tel nom) ; mais ils ne l’aident pas à distinguer les différences entre les verbes présentés comme quasi-synonymes, ni à comprendre pourquoi un verbe accepte tel ou tel type de nom. De leur côté, les enseignants de français langue étrangère ont souvent des difficultés à expliquer pourquoi les verbes proposés comme équivalents dans les outils dont se servent les étudiants ne peuvent se substituer les uns aux autres dans tous les contextes.
Le manuel se présentera sous forme de fiches consacrées à chacun des verbes retenus (son sens, ses emplois illustrés sur des exemples, les types de noms acceptés) et aux couples de verbes quasi-synonymes étudiés. Ces fiches seront testées auprès d’étudiants (majoritairement anglophones) dans des classes de Français sur Objectifs Universitaires (FOU) – entre autres à l’Université de Chicago, et à Sciences Po Reims ; elles seront mises à l’épreuve des fautes relevées dans leur copies. Il est également envisagé de concevoir et de tester des exercices qui seront mis en ligne avec leur corrigé (dans un espace dédié chez l’éditeur).