Projet innovant « Espace et Grammaticalisation »

Présentation du projet innovant "Espace et Grammaticalisation"

But du projet et axes de recherche

Le projet « Espace et grammaticalisation : le rôle de l’espace dans la grammaticalisation et la subjectification » est financé par l’Université Paris III – Sorbonne Nouvelle, au titre des « projets innovants » (2008-2010).

Nous partons du constat que l’espace est un élément fondamental dans notre perception du monde. Nous mesurererons l’impact de ce facteur sur le langage et en particulier sur l’évolution linguistique, à travers l’étude de la grammaticalisation et de la subjectification.

Axes de recherche

a. études sur l’espace :

i. éléments du corps et éléments géographiques (front et sommet en serbe, Dejan Stosic)

ii. NLI (noms de localisation interne) limite / fond (serbe, français ancien et moderne, espagnol et italien : Dejan Stosic, Laure Sarda, Anne Régent-Susini, Sophie Prévost, Liesbeth Mortier, Paola Pietrandrea)

iii verbes de mouvement : allons, allez (français, diachronie : Evelyne Oppermann)

iv. éléments conceptuels : dehors et espace (langues romanes : Benjamin Fagard), ailleurs (français, diachronie : Aïda Graya) ; prépositions : sur, op (français et néerlandais : Kristel van Goethem), en (français, diachronie : Walter De Mulder)

b. études sur d’autres éléments à l’origine de grammaticalisations :

i. abstraits : vrai, rigueur, principe (français moderne, Laure Sarda) ; en soi (français, Liesbeth Mortier)

ii. perception visuelle et cognition : voici, voilà (langues romanes, Karen Lahousse) ; tu sais, tu vois, (en) sachant (que), vu
(que)
(français contemporain, synchronie : Catherine Bolly)

iii. grammaticalisation de l’espace syntaxique à partir de l’optatif (magari, italien, Paola Pietrandrea)

Detail des contributions

Benjamin Fagard

Grammaticalisation d’expressions spatiales et non spatiales : dehors et par l’espace de dans les langues romanes.

Dans le cadre de ce projet, je travaillerai sur l’évolution des constructions correspondant, dans plusieurs langues romanes, d’une part à dehors/en dehors de/excepté, d’autre part à par l’espace de. Je m’attacherai à décrire l’évolution sémantique et formelle de ces constructions, et je tenterai en particulier de repérer les régularités observables d’une langue à l’autre. Je combinerai pour cela l’étude sur corpus et une approche plus traditionnelle, incluant le recours aux dictionnaires et aux grammaires de référence.

Je chercherai en outre, en collaboration avec Walter de Mulder, à préciser l’origine et l’importance de ce que l’on appelle parfois – peut-être abusivement ? – la « théorie » du localisme.

Dorota Sikora

Construction isc + infinitif en polonais – vers un nouveau futur ?

Le verbe de mouvement polonais isc forme, avec l’infinitif qui l’accompagne, une expression qui désigne, selon les cas, un déplacement et/ou une intention. Elle peut également prendre une valeur de futur. Des études contrastives ont montré une tendance, largement partagée par les différentes langues, à recruter « les candidats » à la grammaticalisation dans les mêmes catégories lexicales (ou plutôt, dans les mêmes catégories de sens). Or, en anglais (be going to) comme en français (le futur proche), ce sont les verbes de mouvement qui ont fourni des auxiliaires du futur.

Il est intéressant dès lors d’analyser l’état d’avancement du processus de grammaticalisation dans le cas de la construction isc + infinitif (le degré de désémantisation, de fusion, perte de certaines caractéristiques grammaticales caractéristiques des emplois prédicatifs).

Le travail s’organisera en deux étapes. Dans un premier temps, il s’agira d’analyser la construction isc + infinitif, en essayant de déterminer, entre autres, les caractéristiques (notamment aspectuelles) des verbes qui entrent dans cette construction d’une part, et celles de l’argument externe de l’autre. Cela devrait permettre de repérer les modifications qu’a déjà subies isc en tant qu’auxiliaire.

Ainsi, pourra-t-on, dans un second temps, effectuer des comparaisons avec le futur proche français, en essayant de préciser si la construction polonaise isc + infinitif correspond à une étape particulière dans le développement du futur proche en français.

Liesbeth Mortier

En soi et au fond : marqueurs dans un champ sémantique de ‘essence’?

Selon Aijmer et Simon-Vandenbergen (2004), des marqueurs si divers que werkelijk, eigenlijk, in feite, echt, inderdaad, immers, namelijk, juist et in werkelijkheid constituent un seul champ sémantique, avec pour dénominateur commun l’idée d' »attente » (expectation), et qui entretiendrait des rapports avec la modalité épistémique et l’évidentialité. Ici, j’aimerais argumenter que ce fond commun peut aussi bien être conceptualisé comme relevant de l' »essence », terme qui décrit une diversité considérable de marqueurs ayant des rapports avec l’essence, la vérité, la factualité, la réalité et la temporalité :

Néerlandais

Essence : eigenlijk, op zich, zelf, in wezen, natuurlijk, persoonlijk, gewoon, alleen ;

Factualité/réalité/vérité : in feite, in werkelijkheid, echt, inderdaad ; en fait, en réalité, réellement, en vérité, vraiment, à vrai dire, en effet

Temporalité/conclusion : uiteindelijk, tenslotte ; enfin, en fin de compte, finalement

Français

Essence : au fond, en soi, personnellement, simplement, seulement

Factualité/réalité/vérité : en fait, en réalité, réellement, en vérité, vraiment, à vrai dire, en effet

Temporalité/conclusion : enfin, en fin de compte, finalement

Ce champ sémantique semble se relier facilement à d’autres champs, d’abord grâce à l’équivalence observée entre ces champs en traduction (ex. eigenlijk, cf. Mortier et Degand in prep ; Mortier et Fagard SLE2008), mais aussi par leur conceptualisation en termes cognitifs. Dans le champ de l' »essence », je voudrais distinguer trois sous-types : (i) marqueurs exprimant « présence dans le noyau de S » (ex. eigenlijk, in wezen, natuurlijk, au fond), (ii) marqueurs considérant S comme un noyau dans son entièreté (ex. op zich, zelf, persoonlijk, en soi, personnellement), et (iii) marqueurs qualifiant (une partie de) S comme étant « simple, seul/exclusif » (ex. alleen, gewoon, simplement, seulement).

Pour le projet innovant « Espace et Grammaticalisation », je propose une analyse de deux marqueurs, à savoir en soi et au fond, et de leurs équivalents en néerlandais. L’objectif serait (au moins) triple : (i) établir un champ sémantique avec des marqueurs et des sens corrélés, (ii) décrire de manière détaillée leur sémantique, et (iii) décrire les différences intralinguistiques ainsi que interlinguistiques pour ces marqueurs.

L’intérêt pour le projet est clair ; en soi tout comme au fond ont une source spatiale assez évidente, à savoir le fait d’être situé à l’intérieur de soi-même/d’un référent (en soi) ou au fond de soi-même/d’un référent (au fond). Il serait dès lors intéressant d’analyser si et comment cette directionalité intérieure a fini par prendre un sens de réduction et de restriction sur un plan abstrait, et ensuite (et éventuellement) un sens d’opposition et/ou de concession (cf. seulement/simplement, Charolles et Lamiroy 2007).

L’analyse sera synchronique, basée sur l’analyse de corpus (plus précisément sur les corpus de traduction et des corpus de textes et de discours parlés comparables), qualitative ainsi que quantitative, et comparative (français-néerlandais).

Bibliographie

Aijmer, Karin et Anne-Marie Simon-Vandenbergen (2004). « A model and a methodology for the study of pragmatic markers : the semantic field of expectation ». Journal of Pragmatics 36. 1781-1805.

Charolles, Michel et Lamiroy, Béatrice. 2007. « Du lexique à la grammaire : simplement, seulement, uniquement ». Cahiers de lexicologie, 90, 1, 93-117.

Mortier, Liesbeth et Degand, Liesbeth. (in prep). « Adversative discourse markers in contrast : the need for a combined corpus approach ».

Mortier, Liesbeth et Fagard, Benjamin. (2008). From adverbials to discourse markers – Dutch eigenlijk in typology. SLE2008, 16-20 September 2008, Forlì, Italy

Kristel Van Goethem

La grammaticalisation des prépositions spatiales sur (fr.) et op (nl.) dans leur emploi préverbal

Le constat de départ est que les prépositions sur et op se correspondent très bien, non seulement dans le domaine spatial (p.ex. sur la table/ op de tafel), mais aussi dans d’autres emplois (p.ex. coup sur coup/ keer op keer ; compter sur quelqu’un/ op iemand rekenen), tandis que dans leur emploi préverbal les divergences sont frappantes : op- est un préverbe beaucoup plus productif que sur- et seulement 1% des verbes introduits par op- correspondent à un verbe introduit par sur- selon le dictionnaire traductif de Van Dale (p.ex. ophogen/ surhausser). Ces divergences pourraient être expliquées par les chaînes de grammaticalisation différentes qu’ont parcourues les deux préverbes à partir de leurs emplois spatiaux (hypothèse localiste). Sur- aurait développé de nouveaux emplois, comme l’expression de l’excès (p.ex. surproduire), à partir de son emploi prépositionnel de ‘supériorité spatiale’, que l’on retrouve par exemple dans survoler. Les emplois préverbaux de op-, comme l’expression de l’aspect perfectif (p.ex. opeten ‘manger (jusqu’au bout)’), en revanche, seraient majoritairement issus par des chaînes métaphoriques et métonymiques de son emploi adverbial de ‘direction verticale’ (p.ex. ophogen ‘surhausser’). L’objectif est de vérifier ces hypothèses par une analyse diachronique se basant sur des corpus (e.a. Frantext) et des dictionnaires historiques (e.a. Middelnederlandsch woordenboek).

Aïda Graya

Evolution des expressions d’ailleurs et par ailleurs du français médiéval au français moderne

L’objet de cette étude consistera à établir l’évolution des expressions d’ailleurs et par ailleurs du français médiéval au français moderne. La perspective diachronique permettra d’expliquer les différents emplois de ces adverbiaux et de tenter d’en établir une chronologie. Il s’agira d’observer plus précisément comment s’opère le passage d’un emploi strictement descriptif, où ailleurs renvoie au contexte non linguistique (valeur strictement locale) à un emploi textuel (on ajoute un exemple au précédent) puis pragmatique (on ajoute un argument présenté comme plus fort que le précédent). En effet, ces deux locutions permettent d’ajouter un argument co-orienté à l’argument ou l’ensemble d’arguments le précédant ; elles ont donc une valeur additive. Nous inscrirons cette étude dans le cadre de la théorie de la grammaticalisation et nous travaillerons à partir de l’hypothèse de E. Traugott (1989). L’approche diachronique permettra d’étudier la création de ces nouvelles locutions, construites sur un matériau préexistant, et éventuellement, de s’interroger sur leur formation notamment dans le choix des prépositions introductrices.

Evelyne Oppermann-Marsaux

Diversification des emplois des impératifs « allons » et « allez » en français.

Ma contribution concerne l’étude de la diversification des emplois des impératifs « allons » et « allez » en français.

Elle s’inscrit par conséquent dans une perspective diachronique, prenant en compte le moyen français, le français préclassique et le français classique, le corpus étant constitué à partir des bases du DMF et de Frantext.

Elle s’inscrit également dans le cadre de la grammaticalisation au sens large, plus précisément de la pragmaticalisation : il s’agit en effet d’observer le développement des emplois interjectifs de « allons » et « allez », dans lesquels le sémantisme premier du verbe, à savoir l’idée de déplacement dans l’espace, devient secondaire et finit par s’effacer complètement. Les interjections « allons » et « allez » peuvent alors aussi être considérées comme des marqueurs discursifs.

Une première étape dans cette étude (communication à Diachro IV) m’a permis de poser que les emplois interjectifs de « allons » témoignant d’une absence totale du sème de déplacement se développent surtout à partir du 17ème siècle et que le locuteur demande alors, par le biais de « allons », un changement d’attitude à son interlocuteur.

J’envisage actuellement deux prolongements à cette étude :

a) élargir l’étude de « allons » en tenant compte de la langue du 18ème siècle, afin d’examiner si cet impératif continue à se pragmaticaliser à cette époque : se pose notamment la question de l’apparition du « allons » interjectif introduisant un accord, emploi qui n’est pas présent dans le corpus que j’ai examiné jusqu’à présent.

b) comparer les résultats concernant « allons » avec les emplois de « allez », du point de vue de la chronologie dégagée (est-ce que « allez » se pragmaticalise au même moment que « allons » ?) et du point de vue de la valeur qu’il est possible d’attribuer au marqueur discursif (Y a-t-il des contextes dans lesquels les interjections « allons » et « allez » sont interchangeables ? Est-ce que leur différence grammaticale – P4 vs P5 – entraîne des différences importantes entre les emplois interjectifs des deux formes ?).

Paola Pietrandrea

La grammaticalisation de l’espace syntaxique

Dans le cadre de ce projet sur la grammaticalisation de l’espace, je me propose d’étudier des phénomènes de grammaticalisation de l’espace syntaxique, c’est-à-dire la grammaticalisation de la signification qu’un élément peut acquérir quand il occupe une position syntaxique donnée. Je m’attacherai en particulier à étudier le processus diachronique qui a porté des mots comme magari en italien (ou même en français) à acquérir une signification scalaire à partir de leur position de focaliseurs d’éléments qui se trouvent au fond, à la limite d’une liste. La grammaticalisation de la signification que ces éléments prennent dans la position syntaxique de fond, de limite (de liste) réfléchit la tendance (présente au moins en italien) à grammaticaliser la notion de fond pour l’expression de la scalarité (c’est le cas de ‘addirittura’, ‘perfino’, ‘persino’, ‘finanche’, ‘financo’, ‘al limite’). J’étudierai également le processus qui a porté un marqueur consécutif comme sicché à acquérir une signification de postériorité temporelle à partir de sa position de charnière de liste marquant la contiguïté entre deux propositions. La grammaticalisation de la signification que cet élément prend dans la position de charnière de liste réfléchit le processus qui porte certains marqueurs de contiguïté spatiale à exprimer la postériorité temporelle (c’est le cas de in seguito (de sequi), quindi (de eccu inde), appresso (de ap-pressum), dopo (de de-post) ). Je m’appuierai pour l’analyse des formes italiennes sur des corpus d’italien synchroniques (La Repubblica Corpus, C-ORAL ROM, CLIPS, Lessico di frequenza dell’Italiano Parlato) et diachroniques (Opera del Vocabolario Italiano, Letteratura Italiana Zanichelli).

Catherine Bolly

Etude comparative du processus de pragmaticalisation des verbes ‘savoir’ (> tu sais) et ‘voir’ (> tu vois) en français (oral/ écrit)

Partant du constat selon lequel les verbes fréquents sont de très bons candidats à la pragmaticalisation (Dostie, 2004), mon étude portera sur la grammaticalisation de deux constructions issues de verbes fréquents en français, en l’occurrence tu sais et tu vois, qui appartiennent à des catégories sémantico-cognitives non spatiales (cognition vs perception). Cette contribution au projet vise donc à confronter l’hypothèse ‘localiste’ (spatial > abstrait) à deux chemins de grammaticalisation a priori différents.
L’hypothèse de travail est la suivante : le chemin de grammaticalisation des constructions étudiées se ferait d’une structure subordonnante (par ex. tu sais que j’avais trop chaud) à une structure parenthétique (par ex. j’avais trop chaud tu sais), en passant par une structure elliptique (par ex. tu sais j’avais trop chaud) (Blanche-Benveniste et Willems, 2007). Cette évolution formelle irait de pair avec un glissement sémantique du domaine informationnel de la cognition (‘savoir’) et de la perception (‘voir’) vers le domaine pragmatique de l’interaction discursive. Il s’agira donc de déterminer en quoi les processus de grammaticalisation de tu sais et tu vois convergent ou divergent.

D’un point de vue méthodologique, je m’attacherai à élaborer une mesure de la gradualité du processus de grammaticalisation pour le français en diachronie (17e-20e s.). Cette mesure reposera sur l’opérationnalisation de critères définitoires ressortissant aux domaines de la grammaticalisation (Hopper, 1991 ; Lehmann, 1995), du figement (González Rey, 2002) et des marqueurs de discours (Fraser, 1999) : autonomie syntaxique, flexibilité syntaxique, réduction/ augmentation de la portée syntaxique, affaiblissement/ aréférenciation sémantique, subjectification, association lexicale, collocabilité, coalescence, etc. Je porterai en outre une attention toute particulière aux différences qui pourront émaner des données de corpus en fonction du mode de production langagière : écrit ou (pseudo-)oral.

Blanche-Benveniste, C. et Willems, D. (2007) Un nouveau regard sur les verbes “faibles”. Bulletin de la Société de linguistique de Paris CII(1), 217-254.

Dostie, G. (2004) Pragmaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse sémantique et traitement lexicographique. Bruxelles: De Boeck-Duculot/ Coll. Champs linguistiques.

Fraser, B. (1999) What are discourse markers?. Journal of Pragmatics 31, 931-952.
González Rey, I. (2002) La phraséologie du français. Toulouse : Presses universitaires du Mirail.

Hopper, P.J. (1991) On some principles of grammaticalization. In E. Traugott et B. Heine (eds), Approaches to grammaticalization (2 vol.). Amsterdam-Philadelphia: John Benjamins, 17-35.

Lehmann, C. (1995) Thoughts on grammaticalization. Munich: LINCOM-Europa.

Walter De Mulder

Espace et grammaticalisation : les prépositions en et dans.

L’évolution de la préposition en fournit une belle illustration du thème « espace et grammaticalisation ». En effet, si la préposition avait un sens spatial en ancien français, elle a largement perdu celui-ci par la suite, si bien que Spang-Hanssen (1963) l’a même classée parmi les prépositions « vides ». Aucune expression n’étant vraiment vide de sens, il vaut mieux caractériser le sens actuel de en de « qualitatif », dans la mesure où beaucoup d’emplois de la préposition semblent impliquer l’attribution d’une qualité au premier des deux éléments qu’elle met en relation : comme l’ont déjà noté beaucoup d’auteurs, dans il est en prison, le nom prison ne renvoie pas à une prison particulière – entre autres à cause de l’absence de déterminant – et le syntagme prépositionnel qualifie la personne désignée par le pronom sujet de prisonnier.

Dans une étude effectuée en collaboration avec Dany Amiot (Université Lille 3), nous avons démontré, entre autres, qu’on ne saurait en conclure que ce sens « qualitatif » permet d’expliquer tous les emplois de la préposition en français moderne, même si l’on combine ce sens avec certains éléments du contexte. Selon nous, les emplois actuels de en ne forment pas une catégorie unifiée, certains sont des vestiges d’états de langue antérieurs et apparaissent comme figés ou quasi-figés, alors que d’autres sont encore vivants et analysables. Cela s’explique, toujours selon nous, par le fait que les différents usages de la préposition sont des instanciations de patrons (« patterns ») qui se sont figés à des degrés divers.

Si le sens spatial de en ne correspond pas à la signification fondamentale de la préposition en synchronie actuelle, il n’est a priori pas exclu qu’il constitue historiquement le point de départ à partir duquel se sont développés tous les autres sens. Dans ce projet, nous essaierons de vérifier cette hypothèse en partant d’une analyse sémantique détaillée de la préposition en latin et en ancien français et en déterminant quels sont les mécanismes – sémantiques et autres – qui permettent d’en expliquer l’évolution (métonymie ? métaphore ? analogie ? conventionnalisation d’implicatures ? – voir Traugott & Dasher 2002). Nous nous interrogerons en outre sur le rôle joué par la fréquence (voir entre autres Bybee 2006 ; Diessel 2007).

L’étude de l’évolution de en nous amènera ensuite à regarder de plus près la création et l’évolution de dans, qui est considérée comme étant l’une des prépositions spatiales prototypiques du français. Cela nous permettra de tester de nouveau les hypothèses centrales de ce projet consacré aux rapports entre espace et grammaticalisation et de vérifier l’hypothèse selon laquelle les notions de base de la grammaire seraient empruntées à notre cognition et notre conceptualisation spatiales. Nous nous interrogerons enfin sur la pertinence de l’évolution sémantique de la préposition pour l’analyse de ses emplois actuels.

Références

Amiot, Dany & De Mulder, Walter (2007). « L’insoutenable légèreté de la préposition en ». Conférence à la journée d’étude « Approches récentes de la préposition », Université d’Artois, Arras, le 30 mars 2007.

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